4 – POUR QUI ME PREND-ON ?
Le petit jour venait de naître.
Repoussant soudain le jeu de dames sur lequel il disputait une partie acharnée avec un de ses collègues, le brigadier Masson déclara, péremptoire :
— Et puis, ça va bien !… avec toutes ces histoires-là, on ne sait jamais ce qui peut arriver ! je vais aller voir le commissaire…
— Chez lui ? questionnait un agent.
— Chez lui ! Après tout, s’il m’attrape d’être venu le réveiller, il ne pourra m’attraper que de cela. Tandis que s’il s’amène à dix heures du matin, il y aura peut-être beaucoup de casse !…
Se coiffant du képi, il déclara :
— Oui ! je vais chez le commissaire !… En m’attendant, vous autres, faites bien attention à la consigne… Tout ce qu’ «Il » demandera, vous le ferez, mais vous ne le laisserez pas s’en aller… C’est compris ?
Par acquit de conscience, le brigadier entrouvrit soigneusement la porte qui se trouvait au fond, passa la tête, regarda, puis refermant les battants :
— Il dort tout ce qu’il sait, dit-il.
Et le brigadier Masson quitta le poste. Il était à peu près cinq heures et demie du matin, le ciel s’était couvert, la neige menaçait ; s’il ne faisait pas froid, l’air était vif et bon à respirer. Paris commençait à faire sa toilette.
Le brigadier Masson s’arrêta bientôt dans une petite rue avoisinant la rue Legendre, devant un immeuble d’assez bonne apparence. Atténuant autant qu’il le pouvait le bruit de ses pas, le brigadier Masson monta jusqu’au troisième étage…
Il n’était pas aussi tranquille qu’il avait bien voulu l’affirmer quelques minutes avant, au poste. En fait, il se rappelait parfaitement que M. le commissaire, déjà fort sévère, était le malheureux époux d’une madame la commissaire des plus revêches, des plus désagréables… Mais il fallait se décider :
Il appuya d’un doigt hésitant sur le bouton de la sonnette.
Des bruits de pas se firent entendre bientôt. Il comprit que l’on tirait la chaîne de sûreté, tout un remue-ménage de verrous grinça encore, et une voix de femme interrogea :
— Qui demandez-vous ?
— C’est moi ! madame la commissaire…
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Il faudrait que M. le commissaire vienne tout de suite au poste…
À ses dernières paroles, la porte de l’appartement s’était brusquement ouverte et Mme la commissaire, à peine vêtue d’un peignoir japonais qui la fagotait d’autant plus qu’elle avait la chevelure semée de papillotes en papier, apparaissait à ses regards étonnés.
— Il faut que Louis aille au poste ?
— Mon Dieu, madame la commissaire, poursuivit le brigadier Masson, cela me semble tout à fait nécessaire : il y a une arrestation…
Mais Mme la commissaire l’interrompait :
— Il faut qu’il aille au poste ? répétait-elle.
Le brigadier Masson fit oui de la tête.
Et, subitement, la colère de Mme la commissaire éclata :
— Mais il y est ! Il m’a dit qu’il y était ! Ah ! je vois ce que c’est !… Il m’a encore menti !… Il est encore à courir le guilledou !… Il me le paiera !…
La porte claqua au nez du brigadier qui, penaud, redescendait l’escalier de plus en plus troublé :
— Bougre d’imbécile que je fais ! se criait-il à lui-même ; j’aurais dû m’en douter ; il n’est pas chez sa femme, parbleu ! Il est chez sa maîtresse, Mlle Blanche.
Quelques minutes après, le brave homme se trouvait dans un immeuble voisin, sonnant à une porte, la porte à un seul battant d’un appartement modeste.
Au coup de sonnette, quelqu’un était accouru derrière la porte. Une voix d’homme demandait :
— Qui va là ?
— C’est moi !… moi, le brigadier Masson !…
Le jeune homme en caleçon rayé et chemise de nuit qui venait de lui ouvrir, c’était le secrétaire du commissaire.
— Je… je… cherchais…
M. le secrétaire lui coupa la parole, un sourire moqueur aux lèvres, prêt à refermer sa porte :
— Eh bien ! mon cher Masson, déclarait-il, il faut en faire votre deuil, vous ne trouverez pas le patron ici… Nous y sommes rarement ensemble…
La porte se referma doucement. Le brigadier Masson atterré, les épaules voûtées, l’esprit perdu, entreprit de rejoindre le poste. Des récriminations l’y accueillirent.
— Ah ! c’est vous, Masson ! Eh bien, vous faites du joli, mon ami !… Comment, brigadier, voilà qu’il se passe des événements d’importance, voilà qu’un scandale extraordinaire se produit et vous vous permettez de quitter le commissariat quand je n’y suis pas ? Moi qui avais confiance en vous… Où étiez-vous ?
Celui qui gourmandait ainsi l’excellent brigadier Masson était un homme encore jeune, la boutonnière ornée du ruban de la Légion d’honneur ; il avait le geste impératif, le ton autoritaire. Revenant de quelque partie de plaisir, le commissaire de police était, par curiosité, passé au commissariat…
***
Est-ce qu’il rêvait ? Est-ce qu’il était éveillé ?
Fandor était moulu, comme après une mauvaise nuit, la tête lourde, l’esprit vide… Et puis il avait soif, terriblement soif. Mais surtout Fandor ne se rendait point un compte exact de l’endroit où il se trouvait, des raisons qui pouvaient l’y avoir amené.
Le reporter fit effort sur lui-même, voulut se frotter les yeux, et, dans ce mouvement naturel, constata avec surprise qu’il était en habit, que son faux-col lui serrait le cou, que ses manchettes noircies et chiffonnées demeuraient à son poignet.
Il était bel et bien habillé, tout habillé ; ce n’était pas d’une couverture qu’il était enveloppé, mais purement et simplement de son paletot… et c’était son chapeau, son huit reflets qui brillait, sinistre et mélancolique, sur une chaise, un peu plus loin… Brusquement, le souvenir lui revint. Parbleu, où il était ? Il était au poste ! Au commissariat de police de la rue de Courcelles !
— Dans quelle pièce du commissariat a-t-on bien pu me fourrer ? Le violon est donc plein ? Et puis, où est le roi ? Est-ce qu’on l’a arrêté, lui aussi ? C’est vraisemblable… mais ce n’est pas certain…
Fandor, le regard encore hésitant, troublé, passa l’inspection de l’appartement où on l’avait conduit.
— C’est un cabinet de travail, se dit-il, le cabinet de travail du commissaire ou de son secrétaire… Mais comment diable se fait-il qu’ils m’aient enfermé là ?…
Et, soudain, se rappelant avec quel ménagement les gardiens de la paix l’avaient conduit au poste, une idée se fit jour dans son cerveau…
— On doit me prendre pour un personnage de haute importance puisque après tout on m’a arrêté chez la maîtresse du roi, c’est-à-dire en quelque sorte chez le roi lui-même, chez Frederick-Christian… On n’ose pas me traiter comme un vulgaire assassin !…
Jérôme Fandor rectifia le nœud de sa cravate, l’ordonnance de sa coiffure, puis, d’un ton fort naturel et dont l’effet était comique au plus haut point dans la circonstance, il appela :
— Est-ce qu’il n’y a personne ?…
À peine Fandor avait-il posé son interrogation narquoise que la porte du cabinet s’ouvrait, et digne, solennel, un homme cravaté de blanc, entrait, allait ouvrir les rideaux, puis se retournant avec un salut profond vers Fandor, interrogeait à son tour :
— Vous voici réveillé… monsieur ?…
Fandor en demeura muet de stupéfaction.
Il ne s’attendait pas à une telle amabilité. On lui demandait s’il avait bien dormi ? Vraiment, la police était d’une prévenance…
Fandor, d’ailleurs, avait noté que son interlocuteur, en prononçant le mot « monsieur » avait eu un sourire en quelque sorte complaisant, avait traîné sur les syllabes, le regard interrogateur…
Qu’est-ce que cela voulait dire ?
Le journaliste n’avait pas le temps de réfléchir, mais puisqu’on le questionnait aimablement, il allait répondre sur le même ton…
— Oui, fit-il, me voilà réveillé… en effet !… Je suis même tout courbaturé…
Dans une attitude toujours déférente, son interlocuteur l’écoutait respectueusement.
— Cela se conçoit… fit-il. Mais je pense que vous voudrez bien excuser… les agents, n’est-ce pas ?… Précisément, je ne me trouvais pas au poste… et quand je suis arrivé… j’ai préféré ne pas vous réveiller… en pleine nuit…
— Parfaitement ! vous avez bien fait, monsieur… Monsieur ?…
— M. Perrajas, commissaire de police.
— Ah ! très bien…
M. Perrajas, le commissaire de police, puisque tel était son nom, reprenait d’ailleurs :
— Étant données les circonstances… les circonstances malheureuses… il valait mieux, je le suppose, que vous ne reveniez point immédiatement chez vous ni… Enfin, j’ai fait donner ce matin les ordres nécessaires et je pense que dans quelques minutes…
Qu’allait-il se passer dans quelques minutes ?
Jérôme Fandor, espérant que le commissaire lui annonçait ainsi la prochaine arrivée du roi venant le délivrer, interrogea :
— On sera là ?
— Oui, c’est cela… Bien entendu, je suis certain de la discrétion de mes hommes qui ignorent…
— C’est parfait… c’est parfait…
Fandor répondait d’un ton machinal, évitant de se compromettre par une phrase à signification précise.
Qu’est-ce qu’on attendait ? Une voiture, bien entendu ; mais quelle voiture ?
Le panier à salade ?…
Alors, on l’envoyait au Dépôt.
Et puis, que voulait dire encore cette phrase : « la discrétion de mes hommes ? » Immédiatement, Fandor pensa :
— Ça, il peut compter sur moi ; je ferai peut-être un reportage, mais je ne le ferai pas tout de suite et je ne raconterai pas les faits exactement… Merci ! après tout, il me serait très difficile de prouver mon innocence… On me relâche – si on me relâche – sur l’intervention du roi et parce que celui-ci a sans doute affirmé que je faisais partie de sa suite ; ce serait enfantin d’aller dénoncer mon identité !…
Et, magnanime, Fandor répondit :
— Vous pouvez compter sur moi !…
Le commissaire s’inclinait, mais Fandor avait l’impression qu’il venait de s’égarer tant soit peu, car une surprise se peignait sur le visage du magistrat…
Toutefois, après un petit silence, le commissaire de police ajouta, toujours fort respectueux :
— J’ai d’ailleurs fait prévenir la concierge, donné les instructions les plus formelles… et puis, elle vous est dévouée… Aucun journaliste ne sera mis au courant de… de…
Le commissaire s’embrouillait.
Il ne voulait pas appeler les choses par leur nom, il cherchait à ne point dire « de cet assassinat ». Ce fut Fandor qui lui souffla le mot convenable :
— … Au courant des incidents de cette nuit !…
Il allait poursuivre, il s’interrompit : le brigadier Masson, après avoir frappé à la porte, annonçait :
— L’auto est là !…
Le journaliste se demanda :
— Dois-je lui serrer la main ?… Non ! Soyons digne !…
Le commissaire se précipita vers la porte, l’ouvrit, fit passer Fandor, le conduisit à travers la grande salle du poste où les agents se levèrent sur leur passage…
Fandor se laissait faire, un peu ahuri…
Il vit avec regret un individu sanglé, boudiné dans un vieux pardessus verdâtre – évidemment un agent en bourgeois – monter dans un taxi qui stationnait derrière l’auto, cependant qu’un agent cycliste s’apprêtait à faire escorte…
— Ou je me trompe fort, pensa-t-il en s’asseyant dans la voiture, ou voilà un fiacre qui va suivre ma voiture et m’empêcher d’en sauter en voltige comme j’en avais l’intention…
La portière claqua, le commissaire de police salua. L’auto démarra…
— Du diable si je me doute de l’endroit où on me conduit ?…
Fandor qui, par le petit carreau percé à l’arrière de la voiture, s’était assuré que le fiacre où se trouvait l’agent en bourgeois suivait en effet, comme il l’avait deviné, sa propre voiture, décida de se laisser emmener sans protester, puisque aussi bien une protestation devait être non seulement inutile, mais peut-être dangereuse… Dix minutes après, le journaliste n’était pas peu stupéfait de voir que sa voiture, qui venait d’enfiler les Champs-Elysées stoppait à la porte de l’un des hôtels – le Royal-Palace – les plus fastueux de Paris…
Les portiers s’empressaient, prévenus par l’agent en bourgeois. Raides, flegmatiques, respectueux, des valets ouvraient les portes devant le journaliste, le conduisaient à l’ascenseur…
— Boum !… pensait Fandor, se composant une attitude profondément indifférente, je comprends tout. Évidemment, on me conduit chez le roi qui m’a fait réclamer… dans dix minutes je serai libre… Quelle veine !…
L’ascenseur, dans lequel le journaliste avait pris place s’arrêta doucement avec un petit « toc » léger au premier étage. Un valet de chambre se présenta, et marchant devant Fandor, l’introduisit dans un somptueux salon dont il referma la porte sur lui…
Et Fandor se mit à attendre.
Il attendit, il attendit. Il se mettait à douter de la fameuse politesse des rois, quand un maître d’hôtel cérémonieux, après un grand salut, lui tendit une feuille de papier :
— Qu’est-ce qu’il veut, cet escogriffe ? pensa Fandor qui, se saisissant du document, reconnut que ce n’était autre chose qu’un menu…
— Bon ! voilà qu’on veut me nourrir maintenant ?… Frederick-Christian n’est donc pas encore rentré et je dois l’attendre ?… Ah ! bien ! ne gaffons pas ! C’est une excellente attention de la part du roi… il pense à m’offrir à déjeuner… laissons-le faire…
Et il désignait au maître d’hôtel respectueux quelques plats pris au hasard…
L’homme s’inclinait gravement, puis demandait :
— Où devra-t-on servir ? dans le boudoir ?
Gravement, Fandor affirma :
— Dans le boudoir !…
Un grand salut terminait l’entretien et Fandor n’était pas encore revenu de sa stupéfaction – pourquoi lui avoir demandé où il prétendait déjeuner ? – qu’un chasseur faisait à son tour son entrée dans la pièce, et, sur un plat d’argent, lui tendait un télégramme.
— Merci ! murmura le journaliste, prenant la dépêche.
Il s’apprêtait à rompre la fragile enveloppe, lorsqu’il regarda la suscription :
— Ceci doit venir du roi… M’a-t-il écrit à mon nom ? Hé ! non !… duc de Haworth… Évidemment, c’est le nom du personnage que je suis censé être…
Fandor ouvrit le télégramme. C’était un télégramme chiffré !
Et, s’étant levé sur le coup de la surprise, s’étant approché de la fenêtre pour mieux voir l’énigmatique message, Fandor, soudain, se croisant les bras dans un geste de stupéfaction profonde, murmura :
— Bon Dieu de bon Dieu ! pourquoi Frederick-Christian n’arrive-t-il pas ?
« Pourquoi m’a-t-on remis à moi ce télégramme qui doit lui être destiné ?
« Est-ce que tous ces larbins me prendraient pour… »